Texte publié en réponse à la réaction de Gibus quant à l’usage des termes vie privée et numérique dans la présentation de l’atelier Pudeur et chiffrement proposé par Emily King et moi même.
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À propos de la notion de « vie privée », je partage le sentiment que l’approche en termes de degrés/nuances permet à fois de revenir à quelque chose de plus intuitif et de sortir de l’opposition limitante que tu décris bien. À mon sens, l’un des éléments les plus intéressants de l’atelier est l’approche de la pudeur comme fonction psycho-corporelle indispensable pour la construction de chacun·e en tant que sujet, très bien décrite dans cette publication de Catherine Potel Baranes. Elle y explique la manière dont les très jeunes enfants construisent leur espace psychique et leur identité propre au fur et à mesure de l’appropriation de leur corps et de la prise de conscience de sa séparation du corps de l’autre. C’est à ce stade que l’on découvre et apprend la possibilité de « garder pour soi » ses sensations, pensées, secrets… bref de son espace intime, que personne ne peut contrôler et que l’on peut décider de partager ou non. Dans le même texte, Catherine Potel Baranes décrit également la manière dont, plus tard, l’apparition de la pudeur chez les enfants signifie leur reconnaissance de l’autre et de son intimité et, par extension, de leur propre intimité. Ainsi, ces processus, à la fois sains et nécessaires, permettent notre construction en tant que sujet autonome. Et, puisque nous ne pouvons renoncer à l’un sans renoncer à l’autre et que la persistance de l’un conditionne celle de l’autre, le propos défendu lors de l’atelier est évidemment que nous devons veiller à préserver ces processus psycho-corporels tout au long de nos vies.
L’une de nos propositions est d’établir un parallèle entre la surveillance des parents (et plus spécifiquement celle de la maman nourricière, pour filer le lien entre vie privée et patriarcat) et la surveillance des états/entreprises/patrons. Dans les deux cas, nous nous trouvons face à un contrôle qui se veut omniprésent, omniscient et omnipotent et qui se trouve motivé par la prétention de connaître mieux que quiconque ce qui est bon et protecteur pour la personne concernée, elle incluse. Et dans les deux cas, cette surveillance se traduit par la transformation du sujet autonome en objet contrôlable, qui ne peut s’en émanciper qu’en construisant et conservant des espaces intimes, que ce soit à l’aide de mécanismes intuitifs ou avec des outils de chiffrement.
La question des liens me semble à moi aussi centrale pour aborder ces notions, que nous retrouvons également avec le concept de pudeur : le mot concerne à la fois notre rapport à nous-même et notre rapport à l’autre. Par extension, considérer l’autre avec pudeur est également une condition de sa rencontre, en ce qu’il ne resterait plus rien à rencontrer si nous avions déjà une connaissance complète et transparente de cet·te autre. Toujours à propos de l’importance des liens, Calimaq a récemment publié une tribune décrivant très justement la manière dont ce qu’il est convenu d’appeler des « données personnelles » concerne en réalité des données collectives : les communications concernent par nature plusieurs personnes, les goûts et opinions lient les ami·e·s, nous partageons des bouts d’ADN et certaines formes de son expression avec l’ensemble de nos familles biologiques, etc. Ainsi, il met en évidence la manière dont le capitalisme de surveillance repose d’avantage sur la financiarisation des relations que sur celle des goûts et pensées de personnes isolées. Par extension, il pointe les limites de l’approche juridique dominante (« personnaliste ») reposant sur cette conception, notamment celle du consentement à l’exploitation de « ses » données. Et de fait, ton exemple concernant nos liens illustre bien son propos : tu les as volontairement exposés sans que j’ai pu y consentir en amont (et ça me va comme ça 🙂 ).
Le titre de la tribune de Calimaq, qui lui aussi utilise le terme « numérique », m’offre une belle transition pour réagir à la seconde partie de tes réflexions. Comme tu invites à le faire, j’ai commencé par regarder la définition de ce mot dans le dictionnaire. Celle que tu as trouvée dans le Larousse comprend deux parties :
1. Se dit de la représentation d’informations ou de grandeurs physiques au moyen de caractères, tels que des chiffres, ou au moyen de signaux à valeurs discrètes.
2. Se dit des systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation discrète, par opposition à analogique.
Celle donnée par le Wiktionnaire est proche :
Qualifie la représentation discrète de données ou de grandeurs physiques au moyen de nombres entiers ou d’équivalents ; qualifie aussi les systèmes, dispositifs ou procédés employant ce mode de représentation.
Dans l’encyclopédie Wikipedia :
Devenu substantif, « numérique » désigne maintenant les technologies de l’information et de la communication, et « numérisation », le basculement des spécialités vers ces technologies. Cet usage est spécifique au français, la presque totalité des autres langues utilisent le mot « digital ».
Dans le dictionnaire Cordial, utilisé sur le site de l’encyclopédie Universalis :
Employé comme adjectif : en informatique, désigne la représentation d’informations ou de grandeurs physiques par des nombres (digital) / désigne le dispositif qui utilise ce mode de représentation (digital)Employé comme nom : en informatique, représentation d’informations ou de grandeurs physiques par des nombres (digital) / dispositif qui utilise ce mode de représentation (digital) »
On notera au passage que l’Académie française, si elle limite sa définition à la représentation numérique, recommande l’utilisation de « numérique » pour remplacer « digital » dans ce contexte.
Différentes définitions cohabitent donc et sont reconnues par les linguistes. Nous retrouvons pêle-mêle celle concernant la représentation, celle désignant les dispositifs qui l’utilisent et celle qui se confond maladroitement avec le processus de numérisation du monde. Et de fait, le terme est particulièrement répandu, voire hégémonique : LQDN se présente comme une association de défense des droits et libertés fondamentales à l’ère du numérique, et participe d’ailleurs à l’Observatoire des Libertés et du Numérique, tandis que l’April ou la Nurpa agissent à l’ère numérique ou à propos de ses enjeux. Boom.org, Framasoft, Ritimo, Richard Stallman l’emploient eux aussi. On trouve même des ministres et un Conseil national du numérique. Le terme est également largement répandu chez les chercheur·se·s inscrit·e·s dans les sciences sociales revendiquant une perspective critique, et ayant lu Benjamin. À ce stade, je dois confesser l’utiliser parfois moi-même en tant que substantif. Ainsi, il me semble que le sens du terme « numérique » a d’ores et déjà changé, non pour désigner la fonction de ces dispositifs, mais bien les dispositifs eux-mêmes : nous en sommes déjà à ce que tu décris comme un usage courant et une erreur qui n’en est plus une.
Dès lors, plutôt qu’à « digital » – qui, convenons-en, n’est employé que par les startupeur·se·s, certain·e·s éditorialistes et les profanes – je pense que « numérique » peut d’avantage être comparé à « technologie ». Des chercheur·se·s comme Guillaume Carnino ou François Jarrige ont mis en lumière l’histoire de ce terme et ce qu’il sous-tend. Jusqu’au XVIIè siècle, le sens qui prévaut est celui qui correspond à son étymologie : un discours sur la technique (tekhnè et logos) comme savoir-faire artisanal. Puis, jusqu’au milieu du XIXè siècle, ce sens coexiste avec la version moderne de logie : l’étude de la technique, comme la sociologie est l’étude des phénomènes sociaux ou la biologie l’étude des êtres vivant·e·s. Avec l’apparition du capitalisme industriel, capitalisme, industrie et science expérimentale se développent et se nourrissent mutuellement derrière ce terme, qui masque la dépossession des savoir-faire. Son sens change ensuite à nouveau pour devenir celui que l’on connaît aujourd’hui : « un ensemble de processus macrotechniques rendus possible par l’alliance de la science et de la technique ». Cette rencontre de la science et de la technique place les dispositifs produits au même niveau que des découvertes en recherche fondamentale : ils seraient le résultat d’une longue série d’avancées de l’humanité sur la nature, linéaire et neutre, et seraient donc indépendants des intérêts de leurs concepteur·rice·s. Ainsi, ces dispositifs sortent du débat politique et deviennent impossibles à questionner, quand bien même ils déterminent des types de rapports sociaux, des formes hiérarchiques de pouvoir et se traduisent par la mise au travail de tou·te·s au profit de quelques un·e·s. Au même moment, le terme « progrès » change d’ailleurs lui aussi de sens, pour devenir plus ou moins synonyme d’amélioration, et sa conception positive accompagne depuis la notion de « technologie ».
Peut-être assistons-nous aujourd’hui avec « numérique » à un mouvement similaire à celui qu’a connu « technologie » au XIXè siècle (d’ailleurs lui aussi relativement peu questionné aujourd’hui malgré un emploi largement répandu, voire hégémonique). Mais le problème n’est en réalité pas tant les changements de sens des termes – somme toute assez ordinaires pour une langue vivante et forcément inscrits dans l’époque en cours – que leur dépolitisation. Et le problème se pose de la même manière que l’on choisisse d’employer « informatique », « numérique » ou « (nouvelles) technologie(s) » pour désigner les dispositifs en question. Par extension, je ne crois d’ailleurs pas que la plupart des gens aient une idée plus claire de la chose avec l’emploi de l’un ou l’autre de ces termes. Plutôt que de maintenir une définition ou une autre contre les usages, l’essentiel me semble donc de (continuer à) politiser ces termes autant que possible chaque fois que l’occasion s’y prête, en les situant, dans le temps, l’espace et les champs sociaux. J’ai d’ailleurs l’impression que nous arrivons à la même conclusion : la nécessité de questionner en permanence ces dispositifs et de rappeler les valeurs qu’ils transportent.