Le 4 juillet 2012, le Parlement européen rejetait à une large majorité l’accord commercial ACTA, après plusieurs années de mobilisations internationales en ligne et hors ligne sans précédent [1]. Négocié dans l’opacité au profit de quelques intérêts privés, ACTA tentait d’imposer des mesures répressives au nom de la protection du droit d’auteur et constituait une menace majeure pour nos droits et libertés. L’anniversaire de cette victoire collective importante est l’occasion de faire un point en 2 volets sur la situation actuelle : le premier est consacré aux accords commerciaux en cours de négociations ou d’adoption au sein de l’Union européenne, le second – à lire ici – à 4 ans d’échec politique à adapter le droit d’auteur à l’ère numérique.
Loin de se limiter aux questions d’ordre économique, les « accords commerciaux » négociés par la Commission européenne peuvent concerner un grand nombre de domaines, aussi variés et importants que l’agriculture, l’accès aux médicaments, la protection des données, le droit d’auteur, la sécurité alimentaire, ou le règlement des différends privés-publics. Malgré les importantes conséquences de ces textes sur nos vies, ils sont négociés en tout opacité et incarnent une politique européenne prête à sacrifier nos droits fondamentaux pour les seuls privilèges des entreprises internationales qui les réclament et au détriment de la société dans son ensemble.
Pour les seuls enjeux numériques, 3 accords actuellement en cours de négociations ou d’adoption doivent faire l’objet d’une vigilance particulière : CETA, TAFTA et TiSA.
Europe – Canada
CETA, pour Canada-EU Trade Agreement – ou Accord Économique et Commercial Global en français – a été négocié par le Canada et l’Union européenne entre 2009 et 2013. La version finale du texte est en ligne ici (.pdf).
Adopté, l’accord prévaudrait sur le droit européen, notamment en matière de protection de la vie privée – par exemple pour le transfert de données personnelles – et empêcherait tout renforcement législatif dans ce domaine. Alors que le Canada est membre de l’alliance des Five Eyes [2] – dont les révélations d’Edward Snowden et d’autres lanceur·se·s d’alerte ont largement démontré qu’elle participe à la surveillance massive et illégale des populations – ce point est particulièrement inquiétant et impose à lui seul le rejet de l’accord.
CETA imposerait également la mise en place d’un système de règlement des différends entre investisseurs et États ad hoc. Ce mécanisme permettrait aux multinationales d’attaquer devant un tribunal privé les États dont elles estimeraient qu’ils portent atteinte à leurs intérêts ou pour ce qu’elles considéreraient comme une « expropriation indirecte » de leurs futurs profits. Les nombreux exemples de recours abusifs permis par des mécanismes similaires dans d’autres accords laissent craindre qu’un tel dispositif empêcherait les États membres d’adopter des lois progressives, par exemple en faveur de la protection de la neutralité du Net, de la priorisation du logiciel libre, de la protection des données personnelles ou du partage en ligne, pour n’évoquer que le domaine numérique.
Le texte de CETA étant finalisé, il devra maintenant être adopté par le Conseil et le Parlement européens avant d’éventuellement entrer en application – et évidemment aussi par les institutions canadiennes [3]. Selon que le texte sera considéré comme « mixte » ou « non mixte », c’est-à-dire se limitant à des dispositions commerciales ou non, le texte devra ou non être adopté par les institutions de chaque État membre, selon des procédures propres à chacun. En France, le texte serait par exemple ratifié par le seul Président de la République si l’accord était considéré comme « non mixte » et par le Parlement dans le cas contraire.
Hasard du calendrier, c’est demain, le mardi 5 juillet, que le texte sera transmis aux États membres par la Commission européenne avec une proposition sur la manière de considérer son caractère, qu’ils devront approuver ou refuser au sein du Conseil européen. Le président de la Commission, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker [4] a déjà annoncé considérer le texte comme « non mixte », ouvrant la voie au contournement des institutions nationales. Cette manœuvre serait d’autant plus scandaleuse que les parlements de certains États membres [5] se sont déjà exprimés pour exiger d’être consultés, tandis que le gouvernement français, par l’intermédiaire de Matthias Fekl, le secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, a affirmé considérer l’accord comme « mixte ».
MISE À JOUR 05/07 : La Commission européenne a finalement annoncé considérer CETA comme un accord « mixte ». S’il était adopté par les Conseil et Parlement européens, il devrait ensuite être approuvé par les parlements nationaux et/ou régionaux avant d’entrer en application. Le texte pourrait tout de même être provisoirement appliqué entre ces 2 étapes, au moins pour une partie de l’accord considérée comme « non mixte ».
Europe – USA
TAFTA, pour Trans-Atlantic Free Trade Agreement, l’accord commercial transatlantique entre l’Union européenne et les États Unis, parfois appelé TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership ou Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement en français) ou encore Grand Marché Transatlantique. Démarrées au mois de juillet 2013, les négociations – là aussi opaques, mais largement influencées par les multinationales – sont toujours en cours : le 13ème cycle a eu lieu en avril et le prochain démarrera le 13 juillet.
Comme pour les accords précédents, les dernières versions fuitées de TAFTA démontrent que l’accord constitue un véritable danger pour nos droits fondamentaux. Adopté en l’état – et une fois encore, pour les seuls enjeux numériques – l’accord prévaudrait sur le droit européen et pourrait devenir un obstacle indépassable pour la mise en place de législations protectrices de nos droits et libertés, par exemple pour la protection de la neutralité du Net ou des données personnelles, perçues par certains secteurs industriels comme des freins à leur activité économique. En une fois adoptées, les dispositions de TAFTA ne pourraient être amendées qu’avec le consentement unanime des pays signataires, difficilement concevable.
De manière similaire à CETA, TAFTA pourrait lui aussi imposer la mise en place d’un système de règlement des différends entre investisseurs et États via un tribunal privé ad hoc, avec les mêmes risques de dérives et abus. Également, la participation des États Unis aux Five Eyes suscite les mêmes inquiétudes pour les deux accords au sujet des questions de surveillance et de vie privée des européen·ne·s.
Comme l’EDRi le souligne dans cette analyse, la lecture des documents de travail fuités de TAFTA à la lumière du TPP, un autre accord commercial négocié par les États Unis, permet d’imaginer ce que pourraient contenir la version définitive de TAFTA. Le TPP, pour Trans-Pacific Partnership, est un accord négocié par de nombreux pays situés autour de l’océan Pacifique – et ne concerne donc pas l’Union européenne. Les négociations de cet accord sont déjà finalisées et des campagnes pour son rejet sont en cours dans les pays concernés par le texte. Sans grande surprise, les dispositions de ces textes s’inscrivent dans la droite lignée de celles combattues dans ACTA, notamment pour le renforcement et la privatisation de la répression en ligne au nom du droit d’auteur. Dans son analyse comparée, l’EDRi constate également l’utilisation de termes laissant craindre une attaque à venir contre le chiffrement des communications dans la version finale de TAFTA.
Tandis que les observateur·rice·s les plus optimistes annoncent un texte final pour la fin de l’année 2016, de nombreuses prises de positions publiques, tant en Europe qu’aux États Unis, trahissent l’inquiétude des institutions fasse à une mobilisation durable et croissante.
Europe – 50 plus grandes économies mondiales
TiSA, pour Trade in Services Agreement, ou Accord sur le Commerce des Services en français, est en cours de négociations depuis mars 2013 – là aussi dans le plus grand secret –, entre les représentant·e·s des 50 pays les plus riches du monde. De nombreux documents fuités ont été publiés et analysés par WikiLeaks.
Commes les accords précédents, TiSA prétend supprimer les « barrières » qui freineraient l’activité économique des multinationales, législations protégeant les droits fondamentaux incluses, par l’adoption de normes irréversibles et ensuite imposées aux autres partenaires commerciaux des pays signataires, notamment les pays émergents n’ayant pas pris part aux négociations. Comme le montre cette publication de l’EDRi, et une fois encore uniquement pour les seuls enjeux numériques, TiSA pourrait lui aussi concerner la vie privée et la neutralité du Net, dans la même logique que les accords précédents, laissant craindre que celui-ci sera tout aussi dangereux pour nos droits et libertés.
Le prochain cycle de négociations de cet accord, le 19ème, devrait avoir lieu du 8 au 18 juillet.
Continuons la lutte !
4 ans après le rejet d’ACTA, 18 ans après l’abandon de l’AMI, nous ne pouvons que constater que les critiques adressées à ces accords par les collectifs mobilisés, tant pour leur contenu que pour leur processus d’élaboration, n’ont que peu changées : opacité des négociations, prévalence des intérêts d’une minorité au détriment du plus grand nombre, contournement des législations nationales, organisation de l’impunité des puissants, impossibilité de fait de revenir sur les dispositions des accords, etc.
Pire, autant qu’il était possible de le faire d’avantage, les institutions législatives se coupent de celles et ceux censé·e·s y être représenté·e·s. En accordant systématiquement les mandats nécessaires au démarrage de nouvelles négociations pour de nouveaux accords, dont les versions finales sont toutes peu ou prou identiques aux textes précédemment rejetés sous la pression populaire, les membres de ces institutions valident l’idée qu’il suffit aux partisan·e·s de ces accords d’insister encore et encore et de multiplier les textes, jusqu’à réussir à imposer l’un d’eux pour verrouiller un cadre normatif. Ainsi, Karel de Gucht [6], le commissaire européen en charge des négociations des accords commerciaux de 2010 à 2014, a pu affirmer qu’il ignorerait tout simplement le rejet d’ACTA par le Parlement européen, auquel il n’hésitait d’ailleurs pas à mentir. Quelques temps après la fin de son mandat de commissaire européen, Karel de Gucht a rejoint le Conseil d’administration d’une entreprise ayant participé à des activités de lobbying durant les négociations du TAFTA et directement intéressée par la conclusion de l’accord commercial.
Alors que les résultats du référendum tenu ces derniers jours au Royaume-Uni viennent de violemment sanctionner une politique européenne construite sans les peuples et pour l’intérêt du plus petit nombre, les élu·e·s multiplient les discours promettant réformes du fonctionnement de l’Union européenne et prises en compte accrue des électeur·rice·s, dont on peine à comprendre comment ils pourraient être compatibles avec l’acceptation de textes négociés en secret et attaquant frontalement nos droits fondamentaux. Dès demain, la prise de position du Conseil européen sur le caractère « mixte » ou « non mixte » de CETA, et donc la manière dont il sera ou non soumis à l’approbation des parlements nationaux, pourrait nous éclairer sur la cohérence et la réalité de ces promesses.
Pour la suite, puisqu’ils ne peuvent de toute façon n’être ni amendés ni renégociés lorsqu’ils sont enfin dévoilés officiellement, nous n’aurons d’autre solution que de nous opposer à ces accords commerciaux dans leur ensemble et que d’appeler les membres des Parlements amenés à s’exprimer à leur sujet à les rejeter. À cet égard, l’anniversaire de la victoire contre ACTA nous rappelle que la lutte collective, lorsqu’elle est massive, ingénieuse et ciblée, permet parfois d’obtenir des victoires et de mettre en échec des projets supposément inévitables. Ensemble, souvenons-nous en et multiplions nos actions contre ces accords commerciaux illégitimes !
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Texte publié sur laquadrature.net.