La production de la presse papier « gratuite »

Notes pour une intervention orale dans le cadre de l’atelier « Comment se fabrique l’information ? Lire les journaux gratuits » de l’association Moteurs de recherche.

Pour ma présentation, je vous propose de réfléchir à la manière dont les médias d’information accessibles gratuitement diminuent les coûts de production des contenus qu’ils diffusent en choisissant en priorité ceux leur demandant le moins de travail rédactionnel, par exemple en reproduisant des contenus publiés sur d’autres supports. Nous réfléchirons ensuite aux conséquences de ces pratiques, et plus généralement au modèle économique de ces médias et à la place qu’y occupent les lecteurs.

Pour cela, nous allons comparer les articles de différents journaux gratuits entre eux, puis aux dépêches de l’agence France Presse y correspondant, afin d’observer dans quelles proportions ils peuvent être identiques. Au cas où vous ne connaîtriez pas l’Agence France Presse, ou AFP, il s’agit d’une organisation dont l’activité consiste à collecter et à vendre des informations à d’autres médias. L’AFP est la plus importante de ces organisations en France, mais d’autres comme Reuters ou l’Associated Press exercent la même activité.

Le 28 mai dernier [refaire l’expérience avant chaque présentation], j’ai donc choisi un article revenant dans les éditions du jour du 20 minutes, de Metronews et de Direct Matin. Cet article concernait l’entrée au Panthéon de Paris de 4 résistants de la seconde guerre mondiale et le discours prononcé par François Hollande à cette occasion. J’ai ensuite cherché la dépêche AFP consacré à cet événement afin de la comparer aux articles des médias gratuits. Voici les résultats :

  • l’article de Metronews reprenait pour moitié la dépêche de l’AFP et pour moitié des extraits du discours prononcé par François Hollande ;
  • l’article du 20 minutes reproduisait en grande partie la dépêche de l’AFP, en y ajoutant de courtes interviews de trois « spectateurs de l’événement » ;
  • l’article de Direct Matin semblait quant à lui entièrement préparé par la rédaction du journal.

Enfin, les auteurs de ces trois articles avaient choisi de les illustrer avec des photographies de l’AFP. Nous voyons donc que les rédactions de deux de ces trois journaux ont rapporté cet événement en se contentant de reproduire des contenus achetés à l’AFP et des propos tenus par François Hollande ou des spectateurs de l’événement. Hormis pour l’article de Direct Matin, ils ont donc limité leur travail de journalistes à la sélection des propos et contenus à mettre en avant, sans engager ni leur crédibilité ni leur sens critique. En effet, tout le travail de vérification des faits rapportés est censé être réalisé par l’AFP, et les citations, tant de François Hollande que d’anonymes semblent soigneusement sélectionnées pour leur absence de portée critique, et sont simplement recopiées sans plus de travail rédactionnel. Évidemment, ces trois journaux ne sont pas les seuls à pratiquer ce genre de choix éditoriaux : l’article de la version en ligne du journal Le Monde reprenait par exemple lui aussi une très grande partie de la dépêche de l’AFP.

En continuant de survoler rapidement les autres articles de Direct Matin, j’en ai trouvé un consacré à un nouveau drône militaire dont le contenu et l’image d’illustration étaient là aussi quasiment identiques à la dépêche de l’AFP sur le sujet. En poursuivant mes recherches, j’ai ensuite retrouvé ces contenus sur les sites Internet du 20 minutes et du Monde, plus ou moins réorganisés ou raccourcis en fonction des présentations propres à chaque média.

Je me suis arrêté à ces deux articles, mais je pense que nous pourrions trouver de nombreux autres cas similaires dans chaque édition de ces trois journaux. En réalité, la plupart des contenus publiées sur des supports accessibles gratuitement, qu’ils soient imprimés ou diffusés sur Internet, sont préparées de la même manière. Produire des informations inédites coûte cher et demande des moyens importants : afin de réduire leurs coûts de production, et parfois même faute de moyens de productions autonomes, ces rédactions se contentent généralement de reproduire des dépêches, ou des citations ou discours du même ordre, appauvrissant du même coup dramatiquement le pluralisme des sources d’information et contribuant à l’uniformisation de l’information par le mécanisme de récupération circulaire décrit par Pierre Bourdieu. Contraints par leur modèle économique de refuser de ne pas traiter un sujet abordé par un concurrent, mais sans pour autant avoir les possibilités matérielles d’effectuer un travail de journaliste digne de ce nom, ces groupes reprennent donc chacun leur tour la moindre information diffusée par une agence ou un autre acteur de cette industrie.

À ce stade de la présentation, il est important d’avoir en tête que les modèles économiques des organismes de presse ont connu de grands bouleversement aux cours des dernières années, principalement à cause de l’évolution des marchés publicitaires. Encore récemment, le financement de la presse reposait en grande partie sur le passage à la caisse des lecteurs, que ce soit à travers les ventes d’exemplaires ou d’abonnements, et dans des mesures variables sur les annonceurs qui y affichaient leurs publicités. La diffusion à large échelle d’informations accessibles gratuitement, notamment sur Internet, a radicalement modifié le fonctionnement de cet environnement économique. Alors que les emplacements où afficher de la publicité étaient jusque là relativement peu nombreux, Internet les a rendu potentiellement illimités, en plus de permettre leur personnalisation pour correspondre au profil de celui ou celle qui les regarde. Si l’enjeu pour les médias financés en partie ou en intégralité par la publicité a toujours été d’attirer des lecteurs, cette évolution a permis aux annonceurs de les mettre violemment en concurrence : seuls ceux capables d’attirer le plus l’attention des lecteurs peuvent désormais prétendre au graal de l’annonce publicitaire, et surtout aux revenus qui en découlent. Si certains médias tentent de continuer à attirer l’attention de leurs lecteurs avec des contenus de qualité, un grand nombre d’entre eux ont choisi de le faire par n’importe quel moyen.

Ne nous y trompons pas : les clients des éditeurs des « journaux gratuits » ne sont donc pas leurs lecteurs, mais bien les annonceurs qui y achètent des espaces publicitaires. De la même manière que les chaînes de télévision produisent des contenus pour attirer l’attention de spectateurs dans l’espoir qu’ils regardent les publicités diffusées lors des temps d’antenne vendus à coca-cola, l’activité économique de Direct Matin, de 20 minutes et des autres médias accessibles gratuitement est d’attirer notre attention pour la vendre à des publicitaires. À ce propos, il est opportun de s’intéresser aux propriétaires des trois principaux journaux gratuits en France :

  • Metronews, appartient au groupe TF1, dont l’actionnaire majoritaire est l’entreprise Bouygues. Il n’est plus distribué en version papier depuis juillet 2015.
  • 20 minutes appartient à un conglomérat norvégien du secteur des médias (Schibsted) et de la société qui édite Ouest France (le groupe SIPA/Ouest-France). Ils sont également propriétaires de nombreux sites et journaux, comme leboncoin.fr, caradisiac.com, ou lacentrale.fr, qui proposent eux aussi des services financés par la publicité.
  • Enfin, Direct Matin appartient au groupe Bolloré, un conglomérat d’activités diverses, qui possède notamment le groupe Havas de Jacques Séguéla, premier groupe publicitaire de France.

On le voit, ces trois médias appartiennent donc majoritairement à des groupes internationaux dont une partie au moins de l’activité repose sur la vente d’espaces publicitaires, mais surtout dont l’objectif est de maximiser leurs profits. Plutôt qu’un enjeu d’information plus ou moins soumis à la déontologie des journalistes, les journaux accessibles gratuitement, qu’ils soient imprimés ou accessibles uniquement sur Internet, ne contiennent des articles que pour meubler les espaces entre les publicités achetées par les annonceurs. Ainsi, la reproduction de dépêches de l’AFP, de faits divers insignifiants, le choix de titres racoleurs, d’informations « faisant le buzz » ou simplement divertissantes permet d’attirer l’attention des lecteurs tout en minimisant les coûts de production et le nombre de journalistes nécessaires pour produire un exemplaire. S’en suit une course à l’audimat entraînant la publication d’informations erronées, de plus en plus courtes, sans analyse ni recul temporel, et évitant soigneusement de faire fuir lecteurs et annonceurs avec des contenus polémiques, complexes ou simplement critiques.

Ainsi, les journalistes travaillant dans la plupart de ces groupes sont soumis à d’avantage de pression pour publier plus et plus vite, et ce sur n’importe quel sujet, bien souvent après avoir été formés à ce mode de fonctionnement dans des écoles financées par leurs futurs employeurs. Le groupe de médias en ligne Melty est par exemple connu pour exiger de ses journalistes qu’ils choisissent les sujets des articles qu’ils écrivent en fonction d’un algorithme interne mettant en avant les mots clés les plus utilisés sur les réseaux dits « sociaux » en temps réel, et donc ayant d’avantage de chance d’attirer les lecteurs. Dans ces conditions, il est difficile de croire que les journalistes puissent produire une information permettant aux lecteurs de déconstruire les idées reçues et de prendre part au débat démocratique : au contraire, obligés de penser et écrire dans l’immédiateté, ces journalistes ne peuvent que s’enfermer dans leurs propres stéréotypes.

Ces médias sont donc en réalité plus proches de produits industrialisés conçus pour rapporter le plus d’argent possible à leurs propriétaires que de sources d’information participant à l’enrichissement de leur public et du débat par la libre expression nécessaires aux démocraties. Finalement, la production et la diffusion de ces espaces médiatiques ne sont donc la plupart du temps qu’une activité commerciale comme une autre, s’exerçant sur un marché comme un autre. Et de fait, plutôt qu’à des producteurs d’information, les grands groupes à qui appartiennent ces médias sont en réalité des producteurs d’attention. En conclusion, le produit vendu sur ce marché, celui destiné aux clients de ces groupes, c’est-à-dire les annonceurs qui y diffusent leurs publicités, ce produit ne peut-être que le lecteur lui-même.